Île de Guerre :
1] FORMULER DES INTENTIONS

Je suis affreusement à la bourre sur les diverses publications de ce blog, mais c'est heureusement (?) en grande partie pour des raisons ludiques : en plus d'essayer de gagner ma croûte, je développe actuellement plusieurs jeux dont – je l'espère – les progrès viendront à termes alimenter cette nouvelle rubrique Labo.

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J'ouvre le bal avec un jeu de plateau "stratégique-fourbe" intitulé ÎLE DE GUERRE : en phase de play-tests, réglages et affinage depuis presque deux ans, le jeu commence à porter ses fruits, dont l'un des plus précieux est encore à cette heure l'apprentissage qu'il a représenté pour moi.
Alors, évidemment, c'est surtout de "comment je bricole un jeu de plateau" que je vais parler ici, donc de game-design et de méthodologie.

NÉ DU CHAOS
Île de Guerre est l'aboutissement d'un de mes plus anciens projets, commencé quand j'étais ado : avec quelques camarades de jeu, nous avions fantasmé une espèce d'énorme wargame diplomatique mâtiné de roleplay, de gestion de fief et d'espionnage (rien que). À coups de planches d'hexagones coloriées au crayon, de cartes bristol griffonnées et de règles re-pompées à (notamment) Junta, Risk et Fief, j'avais surtout produit un monstre tentaculaire, bancal, largement injouable et bientôt abandonné.

Mais l'avorton monstrueux me resta dans un coin de la tête et, 15 ans plus tard, j'eus un jour l'impression (fausse) d'avoir acquis les compétences nécessaires pour le concrétiser. J'exhumai le pauvre vieux machin vers 2010 et, passé le premier instant de retrouvailles nostalgiques, je compris bientôt mon erreur de jeunesse : en l'absence de méthode et d'intentions cohérentes, mes ambitions avaient été délirantes et je n'avais pas tant produit "un vrai jeu" – c'est à dire une expérience ludique servie par une mécanique dédiée formalisée en règles claires – que le mélange sans ordre ni raison de tout ce que j'avais rêvé à l'époque.
Si les bases d'un jeu digne de ce nom se cachaient effectivement dans ce fouillis, il me faudrait d'abord décider quel jeu j'espérais produire.

Feuillet-Médaillon-Théorie

 

ATTEINDRE LE CŒUR
Quand on crée quelque chose, il est extrêmement utile de savoir ce qu'on est en train de faire, c'est à dire pour commencer de définir des objectifs clairs. Établir une note d'intention permet non seulement de clarifier pour soi-même ce qu'on essaye de produire mais, en donnant une direction globale au projet, elle fournit surtout un instrument de mesure des idées et des mécanismes : tout au long du développement, on pourra ainsi comparer ce qu'on invente au modèle idéal de ce qu'on était sensé inventer, donc savoir quand on s'en éloigne et décider si on veut corriger.
Mais, paradoxalement, la détermination des objectifs n'est pas forcément la première phase de la conception : souvent, on commence par entasser plein d'idées en vrac jusqu'à atteindre une masse critique, un moment un peu nébuleux où l'on sent que, désormais, "il y a un vrai truc à faire avec ça".
Déterminer exactement "quel truc" peut alors être une toute autre paire de manches...

Pour Île de Guerre, les idées étaient déjà pléthoriques mais largement immatures, souvent incompatibles entre elles et mises en forme n'importe comment. Pire : longtemps auparavant, un jeune freluquet les avait assemblées à la diable en un machin informe qui ne fonctionnait pas.
Il a donc fallu tout démonter avant de commencer à trier les éléments un par un, révélant autant d'idées exploitables que de scories encombrantes et même une catégorie grandissante de concepts "tordus mais curieusement séduisants" dont je ne savais pas encore quoi faire. Et je ne savais pas quoi en faire parce que ma vision de ce que devait être le jeu était encore très floue : trop peu réfléchie, troublée de rêves d'ado souvent contradictoires et plombée par une incompétence que je commençais seulement à mesurer...
Car si j'avais alors déjà beaucoup joué, écrit, dessiné et bricolé dans différents domaines, créé un jeu vidéo et quelques JdR plus ou moins aboutis, tout ça était loin de constituer une véritable expérience du jeu de plateau. C'était en fait ma première tentative sérieuse dans ce médium et, contrairement à ce que je m'étais naïvement imaginé, j'avais encore beaucoup à apprendre avant de seulement pouvoir identifier quel jeu j'essayais de produire.

Pendant des mois, j'ai donc potassé des bouquins de game-design et les règles d'un paquet de jeu de société, réfléchis beaucoup, commencé à bricoler dans différentes directions et, surtout, j'ai discuté avec des gens. Ce n'est en fait qu'en rompant l'isolement de ma réflexion que je suis effectivement sorti de l'ornière : en confrontant mes idées à d'autres cerveaux, plus aguerris ou simplement différents du mien.
Grâce à ces conversations, je réalisais notamment ce qu'étaient ces concepts "tordus mais séduisants" repérés lors du premier tri : des idées à contre-pied des standards du jeu de stratégie, et qui pourraient s'avérer aussi bien "originales" que franchement casse-gueule.
Si c'est souvent dans ses bizarreries que réside l'identité propre d'un projet, et son plus gros potentiel, mon problème était justement de distinguer les notions "bizarres mais pertinentes" des trucs effectivement foireux. Seule la mise en œuvre permettrait en fait de faire cette distinction : à force d'essais, de tests et d'ajustements, je pourrais peu à peu constater ce qui marchait, ce qui s'enclenchait joliment dans le reste de l'engin quitte à le faire tourner d'une manière tout à fait surprenante... et ce qui ferait mieux de dégager.

J'ignorais encore lesquelles de mes idées seraient validées par l'expérience et même comment les implémenter, mais je savais désormais que je voulais créer un jeu de conquête fourbe et plus ou moins "narratif", le support d'affrontements stratégiques qui, au-delà de la mécanique, pourraient générer des histoires de batailles sanglantes, de ruses machiavéliques, d'odieuses trahisons et d'audacieuses victoires.

Labo-Médaillon-1

 

INTENTIONS
Ayant à peu près localisé le cœur de mon jeu, j'ai finalement pu formuler ma première note d'intention... puis une deuxième et une troisième : parce que j'apprenais largement "sur le tas", tout en produisant différentes tentatives avortées, je ne saurais même plus dire quand je me suis effectivement fixé sur les objectifs ci-dessous.

un plateau modulaire qui concentre l'essentiel du gameplay, en représentant clairement et à la vue de tous la plupart des enjeux stratégiques, tactiques ou économiques. La modularité de la map assurerait le renouvellement de ces enjeux et participerait donc grandement à la rejouabilité... tout en créant de jolies topographies, rien que parce que j'aime ça.
Cette attention au plateau lui-même est d'ailleurs venue au départ d'une préoccupation toute simple : si on crée un jeu "de plateau", autant exploiter vraiment le support (on y reviendra par la suite).

des règles simples pour un gameplay profond, c'est à dire un jeu dont les bases s'acquièrent facilement mais où la combinaison des mécanismes permette ensuite d'inventer toutes sortes de tactiques ingénieuse et de coups fourrés. Il me fallait donc des calculs minimaux, un aléa réduit, une interface aussi claire que possible.
J'incluais aussi quelques-unes des "bizarreries" déjà citées, comme modifier régulièrement l'ordre d'action des joueurs, des ressources "interactives" qui puissent être pillées et qu'on doive donc défendre et un concept de saisons pour modifier certains enjeux sur la carte.

un paquet d'options stratégiques, pour la plupart intégrées elles aussi au plateau et qui s'appuieraient largement sur les règles de base, pour offrir des conditions de victoires assez diverses et permettre de varier le gameplay avec le moins possible de règles supplémentaires.
Parmi ces options, une faction ennemie de tous les joueurs pour offrir une variante (presque) coopérative.

une espèce de narration émergente dont, à ce stade, je n'avais pas la moindre idée de la forme qu'elle pourrait prendre.

Évidemment, toutes ces belles intentions ont autant inspirés de mécanismes qu'elles ont elles-mêmes émergé des premières expérimentations mécaniques, et il faudrait encore de nombreux essais pour s'approcher de ces objectifs.
À commencer par établir un "moteur de jeu", c'est à dire les mécanismes fondamentaux sur lesquels tout le reste reposerait...

7 thoughts on “Île de Guerre :
1] FORMULER DES INTENTIONS

  1. Pingback: ÎLE DE GUERRE :assembler le moteur – Memento Ludi

  2. Fabien

    Bonjour Sébastien,
    Content d'avoir quelque nouvelles ludiques.

    Concrètement, la note d'intention finale correspond à ce que tu as écrit dans le chapitre «intentions»?
    Parce que si c'est la première étape du game design, on ne sait toujours pas à quoi ça va pouvoir ressembler comme jeu!

    Reply
    1. Sébastien Delfino Post author

      Concrètement, la liste en fin d'article est effectivement ma note d'intention pour ce jeu : il y a de multiples manières d'aborder cet exercice (je m'y prends différemment pour le JdR, pour les travaux de commande, etc.), l'essentiel étant simplement de décider et formuler clairement ce qu'on veut produire, à quoi on veut arriver, donc de fixer des repères pour le design autant que des critères pour évaluer l'avancée d'un projet.
      .
      Par contre, comme je le dis explicitement dans l'article, ce n'est pas forcément la première étape du design : bien souvent, on commence par accumuler des idées en vrac. Ensuite, même la prise de conscience de ses propres intentions peut être tout un processus, comme ce fut le cas pour ÎdG : parfois, pour décider de son but, il faut déjà avoir fait un bout de chemin, visité un peu le champ du possible, puisqu'on découvre souvent autant qu'on invente. C'est également pour ça que je précisais avoir retapé ma note d'intention plusieurs fois, à mesure que mes objectifs devenaient plus clairs.

      Reply
  3. Sébastien Delfino Post author

    Merci, Tharabbor !
    Au passage, n'hésitez pas à me dire si les textes du "Labo" vous parlent, si c'est trop abstrait ou trop pointu, etc. : je m'y suis lancé parce que ça m'intéresse et que ça m'a été demandé, mais je ne sais pas encore bien ce que le public peut en tirer ou ce qu'il en attend.

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