Après l'article concernant l'établissement d'une note d'intention pour mon jeu de conquête "stratégique-fourbe", voyons maintenant si toutes ces belles intentions peuvent enfanter de jolies règles.
Car, on l'a déjà dit ailleurs, un jeu n'est vraiment constitué que de règles, et ces règles sont au départ "virtuelles" : des concepts plus ou moins abstraits, généralement arbitraires et qui n'ont de sens que dans l'espace virtuel du jeu. Bien souvent, cet espace ludique est d'ailleurs formalisé lui-même en une espèce de fiction (un thème, un "univers", des rôles donnés aux joueurs...). Les pions, les dés, les bouts de carton et même les textes ne sont alors que des supports, des formes tangibles données aux règles et à la fiction pour les matérialiser, donc les rendre "lisibles", "transmissibles" et "maniables".
DÉSHABILLAGE
Quand j'étais môme, j'avais créé tout un univers (ni très cohérent, ni très intéressant) pour ce qui deviendrait Île de Guerre, mais c'est un aspect formel que j'ai d'abord abrégé, puis changé plusieurs fois (il y eut une version "fantaisie celte" et une "historique" inspirée du moyen-âge britannique)... et que j'ai en fin de comptes remis sérieusement en question. J'ai longtemps cru qu'un univers riche et/ou une foultitude d'accroches narratives étaient nécessaires pour créer un jeu de stratégie un peu "narratif", mais la suite me prouva que non.
D'abord parce que le "re-design" de ce jeu a nécessité que je le dépouille de la plupart de ses formes pour revenir aux concepts essentiels (la fiction a donc été mise de côté avec les vieilles cartes en bristol colorié) ; ensuite parce que j'ai réalisé à quel point l'univers d'ÎdG n'était que de l'habillage, un aspect esthétique au même titre que les illustrations, et dont je pouvais largement me passer le temps de développer le gameplay 1.
Comme c'est la réflexion ludo-mécanique qui m'intéresse le plus sur ce projet, la fiction autour du jeu a été réduite à sa plus simple expression : un royaume insulaire et vaguement médiéval où, suite à la mort du dernier souverain, six clans dirigés par les joueurs s'affrontent pour arracher la couronne. Tout ça est très générique, et même archétypal (les six clans sont ainsi nommés Architectes, Barbares, Cavaliers, Fermiers, Montagnards et Sylvains, le Roi et l'Île n'ont pas pas de nom propre...) mais apporte juste assez de contexte pour expliquer les enjeux et fixer un "but du jeu" : c'est bien suffisant pour que l'ensemble fasse sens.
Bien sûr, chaque "clan" est caractérisé par un pouvoir spécial, il y a aussi une Reine qu'on peut courtiser, un Héritier qui finira par monter sur le trône pour donner une limite temporelle aux parties, une capitale gardée par des gardes loyaux et une méchante Sorcière dont les créatures hantent les marais (pour opposer aux joueurs un ennemi commun) mais, en plus d'être très génériques, ces éléments-là ne servent qu'à habiller et justifier certaines règles optionnelles.
En fait, on pourrait dire que les aspects narratifs ont été soumis au gameplay : je n'ai gardé que les éléments de fiction qui apportaient de la matière à jouer. Et si l'ensemble contient effectivement une sorte de légende et même de quête héroïque (!), l'essentiel de la narration a émergé d'elle-même, là où je ne l'attendais pas, comme une conséquence du jeu : bien souvent, au cours des play-tests, les joueurs se sont appropriés cette fiction si générique et se sont racontés des histoires à partir des victoires in-extremis, des défaites cruelles, des raids périlleux, des alliances et des trahisons...
"LESS IS MORE"
Fondamentalement, le thème et les principes ludiques d'ÎdG sont donc extrêmement classiques : comme au Risk ou à Diplomatie, le but du jeu est de conquérir la carte à coups d'unités combattantes2. Les armées de chaque clan sont représentées par des pions, on les déplace sur la carte et ils s'affrontent en quelques jets de dés pour le contrôle de villages qui produisent des ressources ; à leur tour, ces ressources servent à acheter de nouvelles unités pour envahir encore plus de villages ou à fortifier les-dits villages pour protéger ses acquis.
Et c'est à peu près tout.
Il y a évidemment des centaines de jeux qui fonctionnent sur ce principe : ce qui constitue vraiment le gameplay et donne (espérons-le) une identité propre à un projet donné, c'est la manière dont tout ça va être traduit en règles pour offrir aux joueurs des interactions et des choix intéressants.
Et c'est là que la note d'intention commence à guider le design...
Histoire de ne pas répéter mon erreur de jeunesse, il s'agit cette fois de ne plus empiler des mécanismes épars mais d'être vraiment attentif à mes priorités créatives, donc de choisir avec soin ce que je développe parce que c'est important, ce que je dois simplifier pour fluidifier le jeu et ce qui devrait carrément dégager.
Ce qui revient en fait à approfondir le gameplay bien plus que je ne l'élargis, autant pour des raisons conceptuelles et esthétiques que bassement pratiques...
Depuis que je crée du média, j'ai appris que la qualité s'atteint plutôt en élaborant et en harmonisant au maximum une poignée de concepts qu'en accumulant plein de bidules sous-développés. Les game-designers appellent cela "l'élégance" d'un jeu : privilégier la qualité et la cohérence des mécanismes sur la quantité, pour que les interactions de quelques règles simples suffisent à créer un gameplay à la fois riche et clair3.
Ce principe de "less is more" –soit l'idée selon laquelle on peut augmenter la qualité en réduisant la quantité de matière dont on compose une "œuvre"– peut probablement bénéficier à la plupart des domaines, ne serait-ce qu'en termes de diffusion : un produit plus simple, plus évident à comprendre, est naturellement plus facile à communiquer au public, donc à promouvoir et même à vendre. De mon expérience, ça semble au moins valable pour les images, les interfaces, les textes, les films et les histoires en général, mais la notion prend une importance particulière pour les jeux...
En effet, la facilité d'accès est d'autant plus importante qu'on espère que le public interagisse avec le-dit produit, donc que les gens qui le découvrent comprennent vite de quoi il s'agit et apprennent rapidement à s'en servir : parce que ce n'est qu'en l'utilisant qu'ils pourront se faire une idée de ce qu'offre le produit, et seulement ensuite qu'ils commenceront (le plus souvent) à s'amuser avec. Alors, si un roman peut éventuellement prendre tout son temps pour dérouler son propos, la clarté et l'accessibilité sont à mes yeux des préoccupations fondamentales pour un jeu.
Enfin, mon temps de travail n'est pas infini : inventer, développer, arranger et mettre en forme un petit nombre de mécanismes ludiques s’avérant bien plus rapide que d'abattre le même boulot pour les multiples rouages d'une grosse usine à gaz, concevoir "plus simple" peut souvent aider à produire "plus vite".
Pour Île de Guerre, mes deux premières intentions étaient d'une part de simplifier tout l'engin, d'autre part d'exploiter le plateau. Alors, si la plupart des jeux de conquête consistent à déplacer des pions sur une carte, j'ai justement tâché de développer ce principe au maximum, au point qu'il devienne le "moteur" de mon jeu, sa mécanique fondamentale et son gameplay essentiel. À force d'essais, de play-tests et de corrections, j'ai aussi condensé ou carrément élagué la plupart des règles qui ne reposaient pas sur cette notion de déplacement et, peu à peu, mon jeu de conquête est devenu un jeu de mouvement...
JEU DE DÉPLACEMENT
Île de Guerre étant essentiellement un jeu de conquête de territoire, la part stratégique de son gameplay se manifeste avant tout par le déploiement des troupes sur la carte : les pions aux couleurs de chaque clan sont ainsi dispersés ou rassemblés au fil du jeu, et l'espace occupé par chaque couleur représente son territoire ; les pions colorés en délimitent les frontières plus ou moins continues, disputées et défendues, la concentration de plusieurs couleurs annonce les batailles et leur absence indique les no man's land.
En somme, il n'y a qu'à regarder l'Île pour voir où en est la Guerre : c'est très pratique.
La carte elle-même comporte différents "terrains" (plaines, forêts, montagnes, marécages), c'est à dire des cases où il est plus ou moins facile d'entrer et qui peuvent donc accélérer, ralentir ou carrément empêcher les mouvements de troupes. Certaines cases contiennent des villages ou la forteresse de départ de chaque clan, et bien sûr ces terres ont des bords : autour du plateau, c'est la mer infranchissable. Le plateau crée en fait une sorte de damier, où l'entrée dans chaque case coûte aux pions plus ou moins de points de "Mouvement", et permet d'atteindre diverses autres cases.
Alors, mis bout à bout, ces terrains créent des lignes de force topographiques : les plaines sont des couloirs de circulation facile, les forêts des zones de ralentissement, les montagnes et les marais forment des barrières difficiles à franchir.
L'Île qui est notre champs de bataille se manifeste donc par ses contours, sa topographie plus ou moins sauvage (donc plus ou moins "praticable") et les pôles d'intérêts que représentent les quelques lieux habités (villages, forteresses, capitale) : c'est assez visuel, simple à appréhender et ça suffit pour que la géographie fasse sens dans le cadre du jeu.
Très logiquement, à l'échelle stratégique, le gameplay consiste surtout à comprendre la carte pour choisir quels endroits on veut contrôler, donc attaquer ou défendre : repérer les villages les plus rentables, les voies de circulation qu'on peut emprunter ou les points de passage qu'on veut interdire aux adversaires...
Pour accélérer le jeu autant que le "recentrer" sur ce fameux principe de déplacement, les aspects économiques sont réduits à une seule richesse, les Thunes : apparaissant dans les villages après les récoltes, elles doivent ensuite être ramenées vers les bases de chaque clan ou expédiées vers des chantiers pour être effectivement échangées contre de nouvelles unités ou des fortifications. Autrement dit, avant qu'un clan puisse utiliser ses Thunes, les pions doivent les déplacer.
Et pour qu'elles soient jouables et puissent participer au gameplay, ces Thunes doivent être manipulables : parce qu'elles aussi sont matérialisées par des jetons sur la carte, on peut dès lors les stocker, les transporter sous bonne escorte ou les expédier en urgence, les abandonner, les offrir ou les piller, les protéger ou les détruire... Et si rien de tout ça ne leur arrive, les Thunes vont simplement s'accumuler dans un village isolé en le rendant de plus en plus appétissant aux adversaires.
Ce qui signifie que si l'enjeu économique est réduit à une seule ressource, celle-ci peut néanmoins être gagnée, risquée et perdue de différentes manières : deux petites règles –la production des Thunes à certains endroits et leur dépense à d'autres– suffisent alors à générer tout plein de gameplay.
Vient alors la notion de combat, apparemment essentielle dans un jeu de conquête, mais qui là encore doit répondre à l'exigence de simplicité et tenir compte du principe de déplacement.
Après pas mal d'essais, la bagarre est aujourd'hui réduite à une bête question de nombre : l'armée la plus nombreuse gagne presque toujours (en dehors d'une petite nuance aléatoire que le nombre compense, et qui fait que les petites escarmouches sont plus hasardeuses que les grandes batailles4). Ce qui signifie que la tournure des combats dépend alors très largement du nombre d'unités qu'on peut mobiliser au même endroit, et donc qu'il va falloir (encore une fois) déplacer ses troupes.
La simplicité du combat reporte donc l'essentiel de l'enjeu tactique sur le mouvement, puisque c'est par ce mouvement que se décide la répartition des forces : non seulement les joueurs doivent-ils choisir quels secteurs ils dégarnissent pour renforcer les endroits qu'ils jugent "stratégiques", mais encore leur faut-il se débrouiller du terrain afin que leurs unité "arrivent à temps" pour produire l'effet voulu (attaquer, défendre, couper la route à l'ennemi, etc.). Et parce que la topographie produit des couloirs et des barrières, les joueurs peuvent alors en profiter pour établir des check-points ou former des lignes de fronts, mais aussi exploiter les différences de mobilités de certains clans sur différents terrains pour harceler un adversaire avant de se mettre hors de portée.
Au passage, la définition même des clans est largement liée au mouvement, puisque les pouvoirs de la moitié d'entre eux consistent en l'un ou l'autre avantage de déplacement.
Par contre, bouger un par un des douzaines de pions se révèle vite fastidieux : lorsqu'il y en a beaucoup, c'est même d'avantage une corvée qu'un plaisir5, et la lenteur de l'opération ramollit le jeu tout entier. Alors, après diverses tentatives pour fluidifier cet aspect, la notion même de déplacement à été concentrée, synthétisée sur les "Capitaines" : des unités spéciales, chères et relativement fragiles, mais capables d'appeler à elles jusqu'à 5 troupes d'un coup, depuis n'importe quel point de la carte.
Ces capitaines sont ainsi les seuls pions dont on doive effectivement gérer les déplacements (après quoi les troupes apparaissent simplement auprès d'eux), le nombre de ces officiers conditionne strictement la capacité de déploiement de chaque clan... et tout cela leur confère donc une importante valeur stratégique : plus on a de capitaines, plus on peut bouger de troupes à la fois, éventuellement vers différents objectifs. Il a alors suffit de créer des pions représentant 5 troupes d'un coup pour non seulement faciliter une grande partie de la gestion du jeu, mais également produire une unité de mesure synthétique des armées : le "Régiment" de 5 Troupes menées par un Capitaine.
Ainsi exploité aux niveaux stratégique, économique et tactique, mais simplifié et synthétisé pour concentrer les efforts des joueurs sur la prise de décision plutôt que la manipulation de bouts de carton, le déplacement des pions motorise à lui seul une grande part du gameplay. De plus, le "caractère" de la carte s'y manifeste de multiples manières (c'était l'un de mes autres buts) et le tout produit, pour tous les joueurs, une représentation visuelle assez claire des enjeux.
Ç'aura demandé beaucoup de travail, mais je suis finalement assez content de mon bousin.
Enfin, c'est aussi là qu'est réapparue la préoccupation narrative : parce que ce déplacement à travers la carte est fréquemment la cause des victoires et des défaites, les joueurs lui attachent volontiers des histoires. Ainsi, de puissantes armées sont retenues dans un défilé par le sacrifice d'une petite troupe héroïque, d'autres unités sont tragiquement massacrés quand leurs renforts s'empêtrent dans une épaisse forêt, d'audacieux guerilleros harcèlent l'envahisseur depuis les montagnes, des forteresses sont conquises par surprise pendant que leurs défenseurs étaient occupés ailleurs...
Et toutes ces petites histoires ne sont que le récit "romancé" d'actions de jeu : elles émergent simplement de ce qui se passe sur le plateau. C'est à dire, en fait, "dans l'Île", à l'intérieur de la micro-fiction qui encadre notre terrain de jeu.
Parce qu'au sein de l'espace du jeu, la carte est vraiment le territoire... et c'est justement le sujet du prochain article.
- Soyons bien clairs : je ne suis pas en train de dire que l'esthétique est un aspect négligeable du game-design. En réalité, l'esthétique d'un jeu s'étend au-delà de son apparence "cosmétique" et peut aller jusqu'à informer une part substantielle de son développement : si le sujet vous intéresse et que vous lisez l'Anglais, je vous recommande le bouquin de Brian Upton The Aesthetic of Play. Il se trouve seulement que, dans le cas d'ÎdG, je pouvais garder ça pour plus tard... ↩
- quoique ÎdG propose des conditions de victoires assez variées et donc différents moyens de gagner, tous peuvent à peu près se résumer à "conquérir la carte" ↩
- si vous comprenez l'Anglais, je vous recommande l'épisode "Elegance and depth" de l'excellente série de vidéos "3 Minutes Game Design" ↩
- Concrètement, le combat est résolu par deux jets de dés simultanés, Attaque et Défense, pour chacun des camps. Chaque joueur va donc additionner les scores d'Attaque de toutes ses unités présentes, ajouter le résultat d'1d6, et faire de même pour sa Défense. On compare alors les Attaques aux Défenses et, quand les premières dépassent les secondes, elles détruisent autant d'unité que la différence (A -D = nombre de morts). Bien souvent, les combats résultent donc en de gros massacres dans chaque camp, la victoire allant au clan dont quelques unités ont survécu... ↩
- Ce qui est tout de même dommage, puisque avoir plein de pions signifie qu'un clan est militairement puissant, ce qui devrait être agréable à son joueur... ↩